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Portraits de femmes qui préservent le patrimoine agricole en Amérique latine
Le renforcement des capacités des femmes de tête est le moteur des Systèmes ingénieux du patrimoine agricole mondial (SIPAM) au Brésil, en Équateur et au Pérou, reconnus par l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO)
D’avril à octobre, les cueilleurs et leurs familles montent dans les montagnes pour récolter les principales fleurs immortelles, y restant pendant plusieurs semaines. Cette période est aussi un moment de rencontre communautaire, favorisant la socialisation.
FAO/Daniel Alves
06/03/2025
Andréia parcourt un marché à Brasília où sont vendues les fleurs « immortelles » et d'autres objets artisanaux que sa communauté récolte et produit selon une méthode agricole ancestrale. Nelly coordonne par téléphone une visite à l’aéroport de Quito pour évaluer la possibilité d’exposer les barres de chocolat produites de façon durable dans sa localité grâce au système des « chakras amazoniennes ». Luzmila, aux côtés de ses compagnes, sélectionne minutieusement les dernières semences de pommes de terre issues de leurs potagers pour les apporter à la banque de semences de Puno, au Pérou, où la biodiversité de cet aliment est préservée.
Les histoires de ces trois femmes illustrent le travail et la valeur qu’elles ont développés dans leurs communautés pour exploiter le potentiel de leur environnement tout en respectant et en protégeant les ressources naturelles. Elles jouent un rôle clé en préservant les savoirs traditionnels qui permettent de maintenir cet équilibre dans les Systèmes ingénieux du patrimoine agricole mondial (SIPAM) au Brésil, en Équateur et au Pérou.
Depuis deux décennies, le programme des Systèmes ingénieux du patrimoine agricole mondial (SIPAM) de la FAO aide les communautés agricoles à sauvegarder leurs agricultures traditionnelles, leurs biodiversités et leurs patrimoines culturels.
En combinant savoirs ancestraux et innovations, les systèmes SIPAM contribuent à la conservation des écosystèmes, à la préservation de la biodiversité tout contribuant à la réponse face à l’urgence de l’adaptation au changement climatique et à l’amélioration des conditions de vie des agriculteurs.
Grâce au Programme des Systèmes ingénieux du patrimoine agricole mondial, l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture a inscrit 89 systèmes répartis dans 28 pays.
En Amérique latine, comme ailleurs dans le monde, les femmes jouent un rôle central dans la conservation et l’amélioration de la biodiversité, tout en contribuant aux moyens de subsistance de leurs communautés et à la sécurité alimentaire de leurs familles et du monde entier.
Actrices essentielles sur leurs territoires, les femmes de tous âges et de toutes origines sont les piliers du développement local et participent à renforcer la résilience face aux défis du changement climatique.


L’Association Tsatsayaku, dont Nelly Monar est la représentante légale, a été sélectionnée pour faire partie du Mécanisme pour les Forêts et les Exploitations agricoles de la FAO, qui soutient les organisations de petits producteurs forestiers et agricoles afin de renforcer leurs capacités techniques et entrepreneuriales.
Andréia Ferreira dos Santos, de cueilleuse de fleurs à défenseure du patrimoine du Quilombo
Élevée par sa grand-mère dans la communauté Quilombo Raíz, Andréia a passé toute sa vie à cueillir les "sempre-vivas", des fleurs du Cerrado brésilien, qu’elle transforme en bouquets éternels.
Récoltées et séchées, ces fleurs jouent un rôle essentiel pour les communautés traditionnelles de cette vaste écorégion de savane tropicale située à l’est du Brésil. C’est pourquoi leur système de culture et de collecte a été reconnu en 2020 par la FAO comme le premier Système ingénieux du patrimoine agricole mondial (SIPAM) du Brésil.
Andréia appartient à la cinquième génération de la communauté Quilombo fondé par son arrière-arrière-grand-mère. Son identité est profondément ancrée dans la Serra do Espinhaço, dans l’État de Minas Gerais, où sa communauté vit de la récolte de ces fleurs. Selon elle, au cours de chaque saison, qui varie selon l’espèce, une personne peut récolter jusqu’à une tonne de fleurs, vendues entre 25 et 70 réais (soit environ 5 à 12 USD) le kilo.
Cependant, avec l’arrivée de la culture de l’eucalyptus dans la région dans les années 2000, les monocultures ont progressivement remplacé les forêts et les fleurs. Face à la nécessité de diversifier leurs sources de revenus, la communauté a misé sur le développement de l’artisanat. « L’impact culturel et économique a été immense. L’une des façons de préserver notre mode de vie a été d’ajouter de la valeur à notre production », explique Andréia. Ainsi, depuis 2006, le travail manuel avec le capim-dourado, une plante typique du Quilombo Raíz, s’est fait une place sur les marchés artisanaux à travers tout le Brésil, et même à l’étranger.
Cela ne signifie pas pour autant que l’activité traditionnelle a été abandonnée. « Elle reste importante et se transmet de génération en génération », car elle fait partie intégrante de la culture et du mode de vie des communautés quilombolas, explique Andréia. Dans le but de défendre les droits de sa communauté, elle s’est engagée en 2014 au sein des mouvements sociaux et a intégré la Commission de défense des droits des communautés de cueilleurs.
Cette mobilisation a contribué à la reconnaissance du Système d’agriculture traditionnelle de la Serra do Espinhaço par la FAO. En complément d’autres reconnaissances du gouvernement brésilien, cette certification a permis de donner une plus grande visibilité à la communauté et d’empêcher l’expansion des activités minières dans la région, évitant ainsi la contamination des sources d’eau situées dans les zones de collecte. « La reconnaissance de la FAO a été très importante. La communauté comprend qu’il est bien plus précieux d’avoir de l’eau que de l’argent ».
Forte de nombreuses victoires, la communauté poursuit son organisation pour garantir ses droits, portée par le rôle central des femmes. Les femmes leaders, à l’image d’Andréia, sont majoritaires : « C’est un réseau de femmes qui travaillent pour que la communauté puisse perdurer. L’association est exclusivement composée de femmes. Elles sont présentes à tous les niveaux », se réjouit la leader.
Luzmila Mendoza, gardienne de semences endémiques et leader communautaire pour l’agrobiodiversité
Luzmila Mendoza est l'une des neuf femmes de la communauté paysanne de Santa Rosa de Yanaque, dans le district d’Ácora, situé dans la région de Puno, au Pérou. À plus de 4 800 mètres d’altitude, elles récupèrent des semences autochtones, héritées de leurs ancêtres par leurs grand-mères et leurs mères, et les préservent pour les générations futures.
« La semence est comme ma mère, la Pachamama », affirme Luzmila, présidente de "Productores Peruanos por la Agrobiodiversidad" et de l’Association Yanaque. Pour elle, prendre soin des semences dépasse la simple survie de sa famille : cela touche à son émancipation et à sa fierté.
Les semences endémiques ne sont pas seulement un élément du patrimoine culturel de nombreux peuples d’Amérique latine, elles témoignent aussi du rôle fondamental des femmes rurales dans la préservation de la biodiversité et de la sécurité alimentaire à l’échelle mondiale.
Bien que les cultures issues de ces semences aient une faible valeur marchande, Luzmila continue de les cultiver et de les partager avec sa famille. « La semence endémique de quinoa colorée est plus nutritive que celle du quinoa blanc, mais son prix de vente est plus bas. C’est pourquoi nous ne la cultivons pas à grande échelle, seulement pour notre consommation familiale », explique-t-elle.
Les agricultrices de Puno ont récupéré plus de 50 variétés de semences endémiques. À elle seule, Luzmila en a préservé 26 variétés de pommes de terre, ainsi que différentes variétés de capucine tubéreuse, d’oca du Pérou, d’ulluque, de canihua et de quinoa local.
« Je suis fière d’avoir récupéré et de continuer à conserver ces semences autochtones. J’aimerais que la demande augmente pour que d’autres compagnes soient encouragées à les cultiver, car elles sont robustes et résistent aux gelées », assure Luzmila, mettant en avant le rôle essentiel des agricultrices et agriculteurs dans les actions d’adaptation et d’atténuation du changement climatique.
Lorsque Luzmila Mendoza s’est engagée dans la récupération des semences autochtones, ses premières récoltes ont surpris les anciens du village : ils ont reconnu des variétés de pommes de terre qu’ils n’avaient plus vues sur leurs tables depuis longtemps et qu’ils pensaient disparues. « Mes grands-parents utilisaient la pomme de terre Pintasqa, la Pinta Milagros et le quinoa Misa Jiwra avec la Cantuta pour faire des offrandes à la Pachamama, une tradition que nous perpétuons encore aujourd’hui », explique-t-elle.
L’agriculture andine péruvienne, qui s’est développée il y a plus de 5 000 ans et s'est continuellement adaptée à l’environnement, a été reconnue par la FAO comme système ingénieux du patrimoine agricole mondial (SIPAM) en 2011. Ces pratiques incluent les terrasses agricoles, les champs surélevés, les systèmes d’irrigation locaux, les outils traditionnels et les ressources génétiques endémiques, comme la pomme de terre et le quinoa, cultivés à différentes altitudes.
En 2018, l’association de producteurs que Luzmila représente a été contactée par le Projet de gestion durable de l’agrobiodiversité et de restauration des écosystèmes vulnérables dans la région andine du Pérou, mené par la FAO et financé par le Fonds pour l’Environnement Mondial. À travers l’approche SIPAM, cette initiative a travaillé avec eux pour conserver la biodiversité dans les exploitations agricoles, valoriser les pratiques traditionnelles et diversifier les productions grâce à une assistance technique, en coordonnant le travail des agriculteurs familiaux, du gouvernement central, des autorités locales, des municipalités, des groupes de producteurs agroécologiques et du Fonds national pour les aires naturelles protégées (Profonape).
Parmi les actions concrètes, on compte la création de banques de semences familiales et communautaires dans quatre régions andines du sud du Pérou, dont Puno. Ces initiatives ont permis d’impliquer de nombreuses femmes et de les encourager à devenir des leaders au sein de leurs propres communautés.
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Andréia Ferreira dos Santos visite un point de vente de fleurs immortelles à Brasília, après avoir assisté à une réunion du Réseau des Peuples et Communautés Traditionnelles, qui a rassemblé les leaders des communautés de Quilombos.
Nelly Monar, gestionnaire d’entreprise ancrée dans la “chakra amazonienne” équatorienne
Nelly Monar a grandi dans une famille d’éleveurs à Tena, dans la province de Napo, en Amazonie équatorienne, et a étudié l’administration des affaires. Elle a choisi de se consacrer à la production de barres de chocolat, et grâce à sa détermination, sa formation et son engagement, elle est devenue la représentante légale de l’Association des producteurs de cacao fin d’arôme de Carlos Julio Arosemena Tola, plus connue sous le nom d’Association Tsatsayaku.
Son savoir sur la production du chocolat dépasse la simple gestion d’entreprise. Chez Tsatsayaku, elle a appris tout le processus de production, depuis la culture du cacao sous le système agroforestier ancestral de la chakra amazonienne jusqu’au travail quotidien des techniciens chargés de garantir la qualité des fèves de cacao et des produits dérivés, tels que la pâte de cacao, le beurre de cacao, les éclats de fèves, les barres de chocolat et les bonbons artisanaux.
L’Association Tsatsayaku regroupe cinq collectifs de producteurs de cacao, de wayusa – plante amazonienne utilisée traditionnellement sous forme de tisane-, de vanille, de banane, sacha inchi – cultivée pour ses fruits secs très riches - et d'autres produits frais des provinces de Napo et Orellana. Elle promeut la préservation du système ancestral de la chakra amazonienne ainsi que l’utilisation durable des ressources naturelles. Elle rassemble 2 400 familles, dont plus de la moitié sont des femmes et un quart des jeunes.
Pour Nelly, l’un des plus grands défis de l’organisation est d’encourager davantage de jeunes à s’impliquer. L’émigration, l’extraction minière illégale et la déforestation sont des problèmes quotidiens. Pourtant, elle est convaincue que le monde rural recèle d’opportunités et œuvre pour faire de son organisation un véritable espace de développement, capable d’attirer et de retenir les jeunes Amazoniens en quête d’avenir.
Elle a aussi été témoins des nombreuses barrières que doivent surmonter les Populations autochtones. C’est pourquoi Tsatsayaku intègre une approche interculturelle dans son travail. Nelly mise sur le développement de son canton (l’équivalent d’une municipalité en Équateur) et croit que la coopération entre le gouvernement et les institutions internationales doit être renforcée.
En 2023, la chakra amazonienne a été reconnue par la FAO comme système ingénieux du patrimoine agricole mondial (SIPAM). Ce modèle unique permet aux familles de gérer durablement leurs espaces de production, selon une approche agroécologique, tout en fournissant divers services écosystémiques aux populations.
Dans ces systèmes, les communautés Kichwa et Kijus ont développé un système de polyculture complexe, intégrant les cacaoyers aux arbres forestiers, aux arbres fruitiers, et aux plantes médicinales, comestibles, artisanales et ornementales, tout en maintenant d’autres activités comme la chasse et la collecte de ressources forestières.
Le rôle des femmes dans la chakra amazonienne est fondamental : elles prennent soin des plantes et veillent à la production. L’obtention du label SIPAM a été une fierté particulière pour elles, car il a permis de faire connaître au monde la cosmovision kichwa et leur culture du soin, essentielle à la reproduction de la vie dans les chakras et les forêts amazoniennes.
La reconnaissance SIPAM a offert plus de visibilité aux origines des produits et aux histoires des productrices et producteurs engagés dans une économie durable et responsable. Cet impact a favorisé l’autonomisation des producteurs et une meilleure valorisation des pratiques agricoles ancestrales, permettant d’obtenir un prix de vente plus élevé pour les barres de chocolat.
Nelly Monar est une femme qui a brisé les stéréotypes et misé sur sa communauté. Son histoire est une source d’inspiration, marquée par l’amour de sa terre et de sa culture, et par la conviction que le travail collectif, l’éducation et l’autonomisation peuvent transformer l’avenir d’une communauté et ouvrir de nouvelles opportunités aux générations futures.