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Quand le vent sème la faim


L’histoire d’un minuscule champignon et de la coalition internationale qui mène une course contre le temps pour sauver les champs de blé du monde entier

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Un champignon qui se déplace dans l’air provoque une maladie appelée la rouille du blé, qui menace un aliment de base en Asie centrale et dans le Caucase. Or, les maladies des végétaux, comme celles qui touchent les êtres humains, ne connaissent pas de frontières. Un plan d’attaque mondial s’impose. ©FAO/Nezih Tavlas

12/05/2025

Au milieu d’un champ de blé en pleine maturation, Lutfi Çetin s’accroupit pour inspecter les plants et les feuilles avec la mine attentive de celui qui a bien conscience des enjeux. Sa chevelure argentée reflète la lumière et il veille à garder ses manches longues pour protéger ses bras du soleil brûlant de Türkiye et des arêtes piquantes du blé. Çetin étudie la rouille du blé depuis plus de 30 ans. Autour de lui, les plants de blé se tiennent droits, immobiles. Mais ils sont tous exposés au risque d’une infection par la rouille.

Ce tueur invisible pourrait sonner le glas de la saison.

La rouille pourrait bien revenir.

Depuis des générations, le blé est la pierre angulaire de la vie en Asie centrale et dans le Caucase. Cette céréale remplit les fours, assure les revenus et constitue le socle discret de la sécurité alimentaire et de la nutrition des pays de la région. Mais la rouille du blé, terme qui désigne un ensemble de maladies fongiques transmises par l’air, qu’on divise poétiquement en plusieurs couleurs, comme la rouille «jaune», «brune» et «noire», est devenue une menace de plus en plus forte dans toute la région. Disséminés par le vent et les précipitations, ces agents pathogènes, capables d’évoluer rapidement, ne sont plus seulement un problème local. Ils sont devenus un adversaire à l’échelle mondiale.

«Les spores aériennes des rouilles ne respectent pas les frontières, comme le disait Norman Borlaug», explique Fazil Dusunceli, phytopathologiste à l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), faisant référence au lauréat du prix Nobel de la paix de 1970, récompensé pour sa contribution à la révolution verte. «Les champignons responsables de la rouille connaissent des mutations et forment de nouvelles souches qui se déplacent par voie aérienne, mettant à risque diverses régions sur leur passage.»

Ce sujet n’a rien de théorique, comme en témoignent les chiffres: chaque année, les maladies de la rouille du blé détruisent jusqu’à 15 millions de tonnes de céréales dans le monde. Au Tadjikistan, par exemple, les champs de blé couvrent environ 300 000 hectares.

«Si nous ne maîtrisons pas les maladies de la rouille du blé, nous pourrions perdre entre 10 et 15 pour cent de notre production de blé», estime le professeur Salimzoda Amonullo, président de l’Académie des sciences agricoles du Tadjikistan.

La rouille du blé n’est pas un phénomène nouveau. Son histoire est millénaire: on la retrouve dans les fêtes romaines en l’honneur du dieu Robigus et elle fait l’objet de supplications dans des lamentations bibliques. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est son ampleur. De nouvelles souches de rouille, de plus en plus virulentes, apparaissent plus rapidement que par le passé et franchissent plus aisément les frontières et les océans.

«À long terme, le moyen le plus efficace de lutter contre ces maladies passe par la surveillance, le suivi des nouvelles souches et le développement de nouvelles variétés de blé résistantes à ces maladies», explique Kumarse Nazari, pathologiste spécialiste de la rouille au Centre international de recherche agricole dans les zones arides (ICARDA).

Chaque année, les maladies de la rouille du blé détruisent jusqu’à 15 millions de tonnes de céréales dans le monde. ©FAO/Nezih Tavlas

La rouille jaune se développe dans des conditions fraîches et humides. La rouille noire et la rouille brune, quant à elles, prolifèrent dans des régions plus chaudes. Mais elles sont toutes impitoyables.

Face à cette menace invisible, une coalition très pragmatique s’est formée. Avec le soutien de la FAO et du Gouvernement de Türkiye, des scientifiques, des agriculteurs et les gouvernements d’Azerbaïdjan, du Kazakhstan, du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Turkménistan ont uni leurs forces. Leur objectif: créer un front de résistance.

Au cours des quatre dernières années, les agences phytosanitaires nationales ont suivi des formations poussées sur la surveillance de la rouille, les diagnostics de terrain, la gestion intégrée et la sélection pour la résistance. Leur boîte à outils s’est étoffée. Des pratiques traditionnelles ont été perfectionnées. Les agriculteurs apprennent à reconnaître les premiers signes d’infection et les chercheurs à surveiller l’émergence de nouvelles souches.

«Ces formations nous ont permis de suivre l’évolution de la rouille du blé», explique Saykal Bobusheva, professeure adjointe à l’Université Kyrgyz-Turkish Manas, au Kirghizistan. «Nous avons appris à détecter les infections, à y apporter des réponses plus efficaces et à échanger les connaissances avec nos voisins. Cela nous a permis de renforcer nos travaux de recherche et notre coopération régionale.»

Ces connaissances ne sont pas restées que théoriques. Elles ont servi dans les champs, dans les laboratoires et sous les serres. Des centaines d’agriculteurs et plus de 140 experts phytosanitaires de la région partagent désormais des plans d’intervention en cas d’urgence, assurant le suivi en temps réel de l’évolution des maladies et, ce qui est peut-être le plus important, instaurant une relation de confiance qui rend possible la collaboration transfrontalière.

Ce programme, coordonné par la FAO et financé par le programme de partenariat entre la FAO et la Türkiye, a mis en relation les équipes des pays avec des experts mondiaux de l’ICARDA, du Centre international pour l’amélioration du maïs et du blé (CIMMYT), du Centre régional de recherche sur la rouille des céréales (RCRRC) et du Programme international pour l’amélioration du blé d’hiver (IWWIP).

Les ateliers organisés en Ouzbékistan et au Tadjikistan ont porté sur l’élaboration de stratégies nationales et de plans d’intervention en cas d’urgence. Des rapports de terrain qui étaient auparavant isolés servent maintenant aux alertes régionales, ce qui permet de coordonner les interventions.

Un programme coordonné par la FAO a mis en relation des équipes nationales avec des experts mondiaux afin de transposer des rapports de terrain isolés en alertes régionales, permettant ainsi de coordonner les interventions. ©FAO/ Fazil Dusunceli

Aucun pays ne peut à lui seul vaincre les maladies de la rouille du blé. Comme le souligne Ahmet Volkan Güngören, du Ministère de l’agriculture et des forêts de Türkiye, «il n’est pas possible pour les pays d’obtenir seuls des résultats dans la lutte contre les maladies de la rouille du blé: une collaboration régionale et internationale est indispensable.»

Par la mise en commun des données, des connaissances spécialisées et des analyses, ces organismes coopèrent afin de renforcer la prévention et la gestion des maladies de la rouille du blé dans toute la région. La série d’ateliers sur l’élaboration de stratégies nationales et de plans d’intervention en cas d’urgence, notamment les dernières sessions en Ouzbékistan, au Tadjikistan et en Türkiye, augmente les capacités opérationnelles des pays à lutter plus efficacement contre la rouille du blé.

Tout récemment, les experts du CIMMYT, de l’ICARDA et du RCRRC ont formé 33 agents techniques de ces pays à la mise au point de variétés de blé résistantes aux maladies de la rouille. Les agents ont appris une technique efficace de sélection rapide qui réduit de deux à trois ans le processus de sélection.

Cette formation a également ouvert la voie à une future collaboration entre les pays dans la perspective d’améliorer à long terme la résilience de la production de blé.

Ce sont là autant de signes de progrès, et les programmes de sélection commencent à donner des résultats encourageants dans les essais menés au niveau local. La distribution de nouvelles variétés prometteuses se profile à l’horizon. Pour autant, on est loin d’en avoir fini avec la rouille. Les agents pathogènes s’adaptent. La pression subsiste. Les champignons ne font pas de pause.

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